Prendre soin sans se tromper : Les écueils de la planification en EHPAD

Oublier la singularité du résident : le risque du plan de soins standardisé

La tentation de la « check-list » universelle est forte. Mais les résidents ne sont pas des cas-types. Selon un rapport de la DREES (2022), près de 80 % des personnes en EHPAD ont au moins une pathologie chronique, et souvent une combinaison : polypathologies, comorbidités physiques et psychiques. Le plan de soins ne peut donc jamais être un « copier-coller ».

  • Une vie, une histoire : Négliger le passé du résident (professionnel, familial, habitudes de vie) c’est ignorer ses leviers de motivation ou ses refus.
  • Ce qui change tout : la trajectoire : L’entrée en EHPAD survient fréquemment à la suite d’un événement aigu (AVC, chute, épuisement familial), qui rebat les cartes des besoins et de l’autonomie.
  • Les aidants, partie prenante : Impliquer la famille et recueillir leur vision du quotidien, c’est renforcer la pertinence et l’acceptabilité des soins prévus.

La HAS, dans ses recommandations sur le parcours de soins en gériatrie, rappelle l’importance d’évaluer le projet de vie autant que les besoins médicaux (HAS).

Minimiser l’évaluation initiale et son actualisation régulière

L’évaluation initiale doit être approfondie et pluridisciplinaire. Trop souvent, elle se limite à un bilan médical sommaire et à la transmission des informations administratives. Pourtant, les échelles gériatriques (AGGIR, MNA, MMS, douleur, dépression…) affinent la compréhension des risques. Ignorer l’un de ces paramètres expose à des mesures inadaptées.

  • Outils sous-utilisés : Selon une enquête de l’ANESM (2018), seul un tiers des EHPAD déclare exploiter systématiquement les échelles comportementales (notamment pour la douleur ou les troubles du comportement).
  • Réajuster, un réflexe à cultiver : L’évolution rapide de l’état de santé (aggravation ou, plus rarement, amélioration) impose de réévaluer le plan de soins. Attendre la prochaine réunion de synthèse, c’est prendre le risque d’être en décalage avec la réalité de la personne.

Ignorer la parole des soignants de terrain

Les aides-soignantes, psychologues, agents hôteliers, kinésithérapeutes observent les résidents dans les interstices : lors des changes, des repas, des activités. Leur parole est précieuse. Malheureusement, la transversalité manque. Un rapport IGAS de 2021 souligne que seulement 42 % des EHPAD pratiquent des transmissions ciblées systématiques. Cela conduit à des plans de soins aveugles à la réalité du quotidien.

  • Favoriser la réunion « flash » : Des regroupements courts (10 minutes) pour partager une alerte, une amélioration, une nuance : cela change l’efficacité du plan de soins.
  • Valoriser la remontée d’incidents : Chutes, refus d’alimentation, troubles du sommeil ne doivent pas rester dans le non-dit sous prétexte de rythme de travail ou d’habitude.

Mal anticiper les situations à risques et les moments charnières

Certains événements sont systématiquement sous-estimés dans leur impact :

  1. Les hospitalisations et retours : 20% des résidents en EHPAD sont hospitalisés chaque année selon la Fédération Hospitalière de France. Chaque retour implique de repenser la médication, l’ergonomie de la chambre, les objectifs personnalisés.
  2. Les chutes : un révélateur : La survenue d’une chute entraîne un risque de rechute multiplié par trois et augmente la mortalité à 1 an (source : Inserm). Revoir l’approche globale (mobilité, médications, surveillance) est une nécessité, et pas seulement prescrire une ceinture abdominale.
  3. Fin de vie : repérer, anticiper, accompagner : Trop souvent, la planification du soin ignore la démarche palliative pourtant inscrite dans la loi. Repérer précocement une entrée en phase terminale permet une meilleure coordination, un respect du choix des familles, la diminution des protocoles inappropriés, et une réduction des hospitalisations inutiles (source : Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs).

Trop de protocoles, pas assez d’agilité : la tyrannie du cadre

La multiplication des procédures, dans le but de sécuriser, peut étouffer la pertinence des soins. Une étude du Conseil National de l’Ordre des Infirmiers (2020) rapporte que 62 % des IDE en EHPAD estiment que les protocoles limitent leur capacité d’initiatives.

  • Protocole ≠ automatisme : Un protocole doit rester un repère, non une injonction. Absence d’adaptation aux contextes singuliers : déambulation, refus de soins, douleurs atypiques.
  • Agir plutôt que cocher : Il faut accepter de prioriser. Certains soins relèvent du « bien-dormir », du lien social, plus que du médical strict. Savoir choisir importe autant que de savoir faire.

La communication défaillante : fissure silencieuse du projet de soins

Sans information claire et accessible, le projet de soins se délite. Trois zones de fragilité à surveiller de près :

  • Au sein de l’équipe : Absence de relai lors des changements d’équipe, rotations insuffisantes, ou usages hétérogènes du dossier informatisé.
  • Avec le résident et sa famille : L’exigence règlementaire (notamment le décret du 7 août 2015) impose l’élaboration d’un projet d’accompagnement personnalisé partagé, mais dans une enquête du CREDOC (2021), un tiers des familles seulement estime être associées aux actualisations du projet de soins.
  • Avec les partenaires extérieurs : Généralistes, spécialistes, prestataires paramédicaux : toute rupture entrave la cohérence, en particulier lors des admissions, retours d’hospitalisation, ou prise en charge d’une décompensation psychique.

Négliger la santé mentale : l’invisible oublié de la planification

On sous-estime encore le poids du mal-être psychique en EHPAD. Les troubles dépressifs touchent un résident sur cinq (DREES, 2022), et près d’un tiers présentent des troubles cognitifs modérés à sévères. S’en tenir à un accompagnement « psycho-social » minimaliste, c’est laisser des souffrances intactes et aggraver l’isolement.

  • Planifier, ce n’est pas médicaliser : Intégrer des activités adaptées (stimulation cognitive, ateliers mémoire, médiation animale) n’est pas anecdotique. Ces interventions contribuent à ralentir le déclin et diminuent la prescription de psychotropes (source : Revue de Gériatrie, 2021).
  • La souffrance morale n’est jamais neutre : Elle impacte l’autonomie, la compliance aux soins, et même la durée de séjour.

L’usure des équipes : une variable à part entière

Oublier l’équation humaine dans la planification des soins, c’est préparer des dispositifs intenables. L’absentéisme en EHPAD atteint en moyenne 11 % (Fédération Nationale des Associations de Directeurs d’Établissements et Services pour Personnes Âgées – FNADEPA, 2022), et la rotation du personnel est l’un des principaux freins à la stabilité des projets personnalisés.

  • Planification ≠ injonction : Les emplois du temps irréalistes, la surcharge d’actes techniques, ou l’absence de marges de manœuvre démobilisent. Un plan de soins pertinent tient compte des ressources « réelles », et s’ajuste en fonction.
  • Respect du rythme de l’équipe : Un plan cohérent, c’est aussi prévoir les temps d’échange, de formation, et d’auto-évaluation.

Quelques repères pour une planification fidèle à la personne âgée

  • Donner la parole à chaque acteur, résident compris, aussi souvent que possible. Ce n’est pas un supplément, c’est central.
  • Documenter l’évolution régulièrement, par des notes ciblées, en sortant du modèle « bilan semestriel » unique.
  • Accepter l’imperfection : Adapter, réévaluer, reprendre, c’est normal. L’erreur serait de sanctuariser un projet écrit au détriment de la réalité.
  • S'appuyer sur la force pluridisciplinaire : Aucun professionnel ne détient seul la compréhension globale.
  • Inclure la prévention : Chutes, dénutrition, isolement, fin de vie : chaque plan de soins doit avoir une dimension préventive active, pas seulement curative.

Penser la planification comme une dynamique, et non une check-list

La planification en EHPAD n’est jamais un protocole figé. Elle relève d’un double mouvement : rigueur et souplesse, méthode et créativité. Savoir éviter les erreurs classiques, c’est accepter de réinterroger sans cesse la pertinence du projet. L’enjeu n’est pas de tendre vers le plan idéal, mais de proposer chaque jour, au plus près de la personne, le soin juste, adapté, respectueux de ce qui fait son humanité.

Sources :

  • DREES. Les établissements d’hébergement pour personnes âgées en 2022.
  • HAS. Parcours de soins des personnes âgées, recommandations.
  • IGAS. Évaluation des politiques de soutien aux EHPAD, 2021.
  • Conseil National de l’Ordre des Infirmiers, Baromètre 2020.
  • Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP).
  • FNADEPA. Baromètre social des EHPAD, 2022.
  • Inserm. Dossier thématique Chutes et personnes âgées, 2020.
  • Revue de Gériatrie, 2021.
  • ANESM, rapport 2018.
  • CREDOC. La place des familles en EHPAD, 2021.

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